Vendredi matin, mon collègue me met au parfum d'une situation qui pourrait ressembler à du harcèlement ou de l'intimidation. Un groupe de filles qui ont choisi de dénoncer une situation inacceptable. Et lorsqu'on connaît le petit gars, elles ont fait preuve d'un grand courage. Je fais un petit signe, le poing qui se serre et le coude qui recule. Mon collègue l'a vu!
- Elles sont courageuses! Les filles ont tendance à penser que c'est de leur faute si elles se font écœurer... C'est important qu'elles le dénoncent...
J'ai aimé ce qu'il m'a dit...
* * *
On n’avait pas le droit de regarder la télé au retour de l’école.
Mais mon frère et moi le faisions quand même. Quand on entendait ma mère monter
les marches, on se lançait sur la télécommande. Puis on faisait semblant de
rien.
Ce soir-là, ne comprenant pas trop ce qui se passait, on
faisait le tour des stations télé à la recherche de quelque chose qui n’était
pas un bulletin spécial. Rien… On a fini par revenir sur Radio-Canada. Un
bandeau en haut de l’écran : «Polytechnique : Fusillade». Je
regarde mon frère et je lui dis : «C’est pas près d’ici polytechnique?»
Lui lève les épaules.
J’ai 12 ans… C’est ma fête dans moins d’une semaine et c’est
95% de mes préoccupations. Dans 5 jours c’est ma fête! En fait, le monde
pouvait s’écrouler, rien ne m’empêcherait d’être obnubilée par ma fête.
La porte de l’appartement s’ouvre dans un grand fracas. C’est
jeudi et maman a fait l’épicerie. Elle glisse la boîte dans le corridor. Félix
et moi ne quittons pas l’écran des yeux. Je comprends de plus en plus que ce
qui vient de se passer à Polytechnique est grave. Ma mère nous hurle «DE NE
SURTOUT PAS VENIR L’AIDER!» Nos yeux ne quittent pas l’écran.
J’ai encore l’image de ma mère retirant son foulard impatiemment
en nous énumérant toutes les punitions auxquelles on devait s’attendre pour l’avoir
laissé entrer l’épicerie seule et de regarder la télévision.
Je me souviens encore de son expression quand elle s’était
arrêtée dans son élan. Elle s’est reculé et assise dans le divan.
Mon frère et moi nous sommes précipités sur l’épicerie et
avons disparu dans la cuisine.
Je me souviens que le téléphone a sonné plusieurs fois. J’ai
entendu ma mère crier dans le téléphone : «Ce n’est pas parce que je suis
féministe que ça m’affecte autant! C’est épouvantable POINT!» Je me souviens qu’on
a soupé tard, en silence dans la cuisine.
Le lendemain matin, en nous levant, ma mère nous a fait
venir dans le salon. Nous nous sommes assis par terre. Elle a l’air triste.
Elle tire des bouffées sur sa cigarette. Elle nous demande si nous nous
souvenons de Sylvie Haviernick? Mon frère et moi levons les épaules. Oui! Une
très grande amie d’enfance de ma marraine. On l’a rencontré quelques fois… Ben!
Sa sœur fait partie des victimes. Maude Haviernick… Elle, nous ne la
connaissons pas. Mais on avait l’impression d’avoir perdu une gardienne, une sœur,
une amie. ..
J’ai pris l’autobus pour aller à l’école. On entrait dans
nos cours, mais rien ne se passait. Nos profs avaient une mine taciturne. On
nous laissait discuter… Certains sont venus en discuter avec nous… C’est en
discutant avec tout le monde que je me suis rendue compte que je n’avais pas
perdu une gardienne, une amie, une soeur. Nous venions tous, collectivement, de
perdre 14 gardiennes, 14 amies, 14 sœurs…
Le 11 décembre 1989, nous sommes au restaurant, c’est ma
fête! Ma marraine doit venir nous rejoindre dans mon restaurant préféré. Rien
ne pourrait m’atteindre! Elle arrive… Elle est habillée de noir… Elle arrive de
la Basilique Notre-Dame. Elle a assisté à la cérémonie collective en mémoire de
certaines des 14 victimes de Polytechnique… C’était ma fête, journée mondiale
de mon nombril… C’est ce jour que j’ai compris que mon nombril était un bien
petit grain de sable dans l’univers quand un fou entre dans une université pour
tuer 14 gardiennes, 14 amies 14 sœur…
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