Celle que je ne reconnais pas

- Est-ce que ça serait possible de placer des élèves devant moi? 

Il s'est précipité au bout de ma rangée et a frénétiquement replacé la mèche d'un élève que je ne trouvais pas rebelle du tout. Encore à ce jour, je ne suis pas certaine s'il ne m'a pas entendu ou s'il m'a délibérément ignoré. 

C'est toujours une journée fébrile que celle de la photo scolaire. Les enfants sont sur leur 31. Petite robe à bretelle avec une petite veste pour cacher le tout. Un coq savamment dressé sur une binette aux joues rougies. Ils sont aussi beaux que possible, mais difficile à gérer. J'ai ma pochette à maquillage dans les mains. Je fais les retouches à la dernière minute en espérant que mes bouclettes ne s'effondrent pas et que je n'ai pas la tête d'une coureuse de marathon à force de gérer mon troupeau. Aujourd'hui, je ne le sens pas. J'ai pas trop envie de me faire prendre en photo. Ma blouse est trop fripée et je n'ai pas la paire de souliers que je souhaitais mettre. Au moment de partir, je ne les retrouvais plus. Je ne le sens pas. J'ai pas eu le temps de refaire faire ma teinture et j'ai l'impression qu'on ne voit que mes cheveux blancs... Vous voulez d'autres raisons? Je peux en défiler des dizaines. 

Horaire non respecté, façon de faire tellement différente, je deviens impatiente. Au moment de prendre ma photo, je rebrousse chemin. Mais trop tard. Le photographe m'interpelle: "Vous retardez tout le groupe! C'est quoi ce caprice?"

Je ne peux pas lui dire que je ne le sens pas? Que je ne me sens pas? Que je ne me reconnais pas? Que j'ai pas envie de me voir LÀ? Ce jour-là? Que je n'ai pas retouché mon maquillage? Que je ne me reconnais pas? Il me guide de son doigt autoritaire sur l'épaule vers le "X" vert tracé au sol. 
- Levez la tête! 

Il s'approche quelques fois pour décoller une mèche, pour dompter mes boucles. "C'est parfait!" Eurk... Je ne me vois pas, mais Eurk pareil... 

Les photos arrivent quelques semaines plus tard. Pour la première fois de ma carrière, ma photo de groupe n'est pas allé s'épingler sur ma porte. Je l'ai "sacré" dans mon tiroir. En fait, je ne me reconnais pas. Pas du tout. 

Ça fait des mois que je ne me regarde plus dans un miroir. Ça fait des années que je ne me regarde plus de plein pied dans un miroir. J'ai beau jouer les volontaires assumées à la cause de la diversité corporelle, de me voir de face (j'ai bien essayé de me tourner de profil, il est revenu 3 fois me replacer de face), au centre des petits bouts de 10-11 ans, j'aurais été toute nue que je n'aurais pas été plus mal. J'avais l'air d'un ogre. "C'est pas moi, c'est du montage! Ils se sont trompés!

Incapable de me reconnaître, je me suis mise à critiquer les photos de mes collègues. "Elles n'étaient pas si belles que ça leur photo! Ça ne va pas si bien que ça à tout le monde cette fameuse lumière blanche!" Alors qu'en fait, je les jalousais affreusement. Tout le monde avait l'air des vedettes d'Hollywood alors que je n'arrivais même pas à fixer la mienne 4 secondes. Je peux pas croire que 15 parents ont reçu ça. 

Depuis, je n'ai pas perdu un gramme. J'ai toujours ce double menton auquel j'échappe en me sefiant à angle de 45 degrés comme si je regardais le soleil. Et je n'ai pas plus envie de regarder la photo. Mais il faut croire que je ne l'ai pas sacré assez loin dans mon tiroir, je suis tombée dessus en faisant du ménage. J'ai eu un VRAI frisson de dégout en la regardant. Pis tous les "Ben voyons! Tu es magnifique!" ne peuvent rien faire à ce sentiment. Parce que c'est pas dans le regard des autres qu'on veut être "magnifique", c'est dans mes propres yeux. Faque, c'est comme d'aller au gym après Noël. Il faut ce qu'il faut! Je l'ai quand même mise en noir et blanc (faut pas charrier! Ma blouse ne me va chrissement pas bien au teint et j'ai les joues trop rouges), pis j'ai fait "envoyer" comme je ferme la porte de la chambre de mes filles quand la visite arrive. Un mélange de dégoût et de déni. 
Pis c'est ça... Je dois m'habituer comme s'habituer au chou Kale... 





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